Lettre ABC - CCR concernant la réunification familiale des réfugiés

Le 29 avril 2024

L’honorable Marc Miller, C.P., député
Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté
365, avenue Laurier Ouest
Ottawa (Ontario) K1A 1L1

Monsieur le Ministre,

Objet : Délais de traitement pour les personnes à charge des personnes protégées  

Nous vous écrivons au nom de la section du droit de l’immigration nationale et de la section du droit de l’enfant et de la jeunesse de l’Association du Barreau canadien (des sections de l’ABC) ainsi que du Conseil canadien pour les réfugiés pour recommander la délivrance de permis de séjour temporaire (PST) aux personnes à charge des personnes protégées pour éviter des séparations longues et douloureuses des familles.

L’Association du Barreau canadien est une association nationale représentant 38 000 membres, notamment des avocats, des juges, des notaires, des professeurs de droit et des étudiants en droit, dont le mandat, depuis 120 ans, a pour objectif d’améliorer le droit et l’administration de la justice. La section du droit de l’immigration de l’ABC comprend plus de 1 200 avocats, qui pratiquent tous les aspects du droit de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté et qui prodiguent des conseils professionnels et offrent de la représentation juridique dans le système d’immigration canadien à une clientèle au Canada et à l’étranger. La section du droit de l’enfant et de la jeunesse de l’ABC coordonne des activités, prodigue des conseils et réagit aux lois, aux politiques et aux avancées en matière de recherche juridique sur des questions qui ont une incidence sur les enfants canadiens.

Le Conseil canadien pour les réfugiés est un chef de file dans la défense des droits, la protection, le parrainage, l’établissement et le bien-être des personnes réfugiées et migrantes, au Canada et à l’international. Le CCR est au service de 200 organismes membres qui travaillent avec et pour ces communautés d’un océan à l’autre.

Les délais de traitement actuels

Les personnes qui présentent une demande d’asile au Canada et qui sont reconnues comme personnes à protéger ou comme réfugiés au sens de la Convention ont droit au regroupement avec les membres de leur famille immédiate.

Une fois acceptées comme réfugiés par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) ou à la suite d’une évaluation des risques avant renvoi (ERAR) favorable, les personnes protégées peuvent présenter une demande de résidence permanente (RP). Leur demande peut aussi inclure des membres de leur famille, au Canada comme à l’étranger (désignés comme des « personnes à charge des personnes protégées »).

Les délais de traitement d’IRCC pour ces demandes de RP sont actuellement extrêmement longs – 29 mois pour les demandeurs principaux et 47 mois pour les personnes à charge à l’étranger.

Les longs délais de traitement sont causés par le fait que les niveaux d’immigration sont fixés bien en deçà du nombre réel de demandeurs, ce qui a pour effet de reporter les demandes en attente à l’année suivante (voire aux années subséquentes). Le Plan des niveaux d’immigration pour 2024-2026 reflète cette tendance :

 

Cible en 2024 pour les personnes protégées arrivées au Canada et leurs personnes à charge à l’étranger

27 000

Inventaire en date de la fin août 2023

 

Personnes à charge à l’étranger des personnes protégées (RD2)

32 350

Personnes protégées au Canada

68 000

Total

100 350

Réfugiés approuvés par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en 2023

37 000

 

 

Les demandes accumulées dans l’inventaire dépassent de 371 % l’objectif de niveau. Le nombre de réfugiés approuvés en 2023 (sans que soient prises en compte leurs personnes à charge) dépasse aussi largement l’objectif de niveau pour 2024.

Par conséquent, les personnes protégées doivent composer avec un délai de quatre ans avant de pouvoir être réunies avec leurs personnes à charge.

Les effets des séparations à long terme

L’attente de la RP est difficile pour toutes les personnes protégées, que leurs personnes à charge soient au Canada ou non : leur intégration complète est retardée et les réfugiés ont encore plus de difficultés à se reconstruire une vie ici.

Or, les conséquences les plus graves touchent les personnes séparées de leur conjoint et de leurs jeunes enfants. Les membres de leur famille vivent souvent dans des conditions d’insécurité extrême dans leur pays d’origine ou dans un lieu de refuge temporaire. Certaines personnes sont aussi persécutées. Des scénarios entendus couramment comprennent des femmes et des filles exposées à des risques d’agression sexuelle, des enfants ne pouvant pas aller à l’école, des soins de santé minimaux ou inexistants et des jeunes qui sont forcés à se joindre à des gangs.

Les séparations prolongées nuisent aux relations familiales. Des familles s’éloignent. Des relations entre conjoints se fragilisent. Des enfants grandissent en l’absence d’un parent ou des deux parents.
Les personnes protégées au Canada, contrairement aux autres personnes immigrantes, ne peuvent pas se rendre dans leur pays d’origine en raison des risques auxquels elles sont exposées. Souvent, elles ne peuvent pas non plus voyager dans les pays voisins, tant pour des raisons pratiques que pour des enjeux de sécurité, puisque de nombreux pays ne reconnaissent pas le titre de voyage pour réfugiés délivré aux personnes protégées au Canada.

Les longues périodes de séparation des personnes protégées et des membres de leur famille à l’étranger entraînent aussi des conséquences négatives sur le plan de leur santé. Les personnes protégées au Canada travaillent souvent très fort pour envoyer de l’argent à leur famille pour subvenir à leurs besoins dans leur pays d’origine, tout en ne bénéficiant pas du soutien émotionnel que peut procurer la famille. Ces situations causent de graves problèmes de santé physique ou mentale, qui sont souvent signalés.

Les conséquences des séparations prolongées se font aussi sentir dans l’ensemble de la société canadienne. Par exemple, les membres de la famille arrivent souvent dans un état plus vulnérable sur les plans de la santé physique et mentale, et les enfants intègrent leur école canadienne à un âge plus avancé, ce qui rend l’apprentissage des langues officielles et l’intégration sociale plus difficiles.

Les enfants développent fréquemment des traumatismes après avoir été séparés de force de leurs parents, de leurs tuteurs ou des personnes responsables d’eux, et d’autres membres de leur famille. Cela peut causer des dommages irréversibles pour le développement des enfants, leur comportement, leur santé mentale et leur sentiment d’attachement à l’égard des membres de leur famille.

La recherche montre une corrélation entre les séparations liées à l’immigration et plusieurs symptômes associés à des traumatismes, qui ressemblent à ceux qui sont ressentis après qu’une personne ait été exposée à la violence. Les conséquences directes comprennent des déficiences fonctionnelles, des troubles psychiatriques, des troubles réactionnels de l’attachement, de la dysrégulation émotionnelle et comportementale, et de l’anxiété.

Les obligations légales du Canada en vertu de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant

La Cour suprême a statué dans son jugement Baker c. Canada que, lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant ou des enfants est affecté par une décision, il faut lui accorder un poids considérable, et les agents doivent êtres réceptifs, attentifs et sensibles à cet intérêt.  Cela est conforme aux obligations internationales du Canada en vertu de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CNURDE), qui stipule que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale dans toutes les actions le concernant. Comme d’autres traités internationaux relatifs aux droits de l’homme que le Canada a ratifiés, la CNURDE reconnaît la famille comme l’unité fondamentale de la société et l’environnement naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres et en particulier des enfants. La famille doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour permettre à l’enfant de grandir dans un milieu familial favorable à son épanouissement harmonieux. Plusieurs articles de la CNURDE renforcent ces principes, notamment le droit de l’enfant de ne pas être séparé de ses parents contre son gré, sauf si cela est nécessaire pour l’intérêt supérieur de l’enfant, et le droit de l’enfant à ne pas faire l’objet d'immixtions arbitraires dans sa famille. La CNURDE stipule également que « toute demande faite par un enfant ou ses parents en vue d'entrer dans un État partie ou de le quitter aux fins de réunification familiale est considérée par les États parties dans un esprit positif, avec humanité et diligence ».

Nous affirmons respectueusement que le Canada a l’obligation légale, en vertu de la CNURDE, de réunir rapidement les personnes à charge mineures des personnes protégées et qu’un délai de quatre ans ne respecte pas cette obligation. Étant donné les conséquences négatives qu’ont les séparations prolongées sur les membres des familles, les délais de traitement extraordinaires ont des implications quant à l’application de la Charte. La Cour suprême a toujours confirmé qu’elle présume que la Charte devrait offrir un niveau de protection au moins aussi élevé que celui qui est stipulé dans les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme que le Canada a ratifiés. 

L’équité procédurale et l’accès à la justice

Les délais de traitement actuels vont à l’encontre des objectifs énoncés aux paragraphes 3(1)(d) et 3(1)(f.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) de veiller à la réunification des familles au Canada et au traitement équitable et efficace des demandes. De plus, ces délais ne respectent pas ce que stipulent les paragraphes 3(3)(d) et 3(3)(f), qui exigent que la loi soit appliquée de façon conforme à la Charte et aux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme dont le Canada est signataire. L’obligation d’équité à l’égard des personnes protégées et de leurs personnes à charge ainsi que leur droit absolu à une procédure d’immigration pleinement équitable sont compromis.

Les retards systémiques dans le traitement des demandes dans l’ensemble du système d’immigration ont entraîné une augmentation des demandes de requête en révision à la Cour fédérale. Les personnes protégées au Canada et leurs personnes à charge ont été contraintes de s’adresser à la Cour fédérale, souvent à des coûts si élevés qu’ils compromettent leur stabilité financière.

L’accélération des délais de traitement pour les personnes à charge des personnes protégées aurait un effet direct sur l’accès à la justice pour tous les Canadiens, car elle réduirait la pression exercée sur les ressources de la Cour fédérale du Canada.

La solution : les permis de séjour temporaire

Nous recommandons que le regroupement familial avec les personnes à charge des personnes protégées se réalise par le biais d’instructions ministérielles de délivrer des PST en vertu de l’article 24 de la LIPR.

L’application actuelle de l’article 24 dans le contexte du regroupement familial des réfugiés se fait au cas par cas, à l’initiative des demandeurs. Des directives fermes du ministre seraient conformes aux objectifs de la LIPR, amélioreraient l’équité procédurale, réduiraient le nombre de litiges entendus à la Cour fédérale et aideraient le Canada à respecter ses obligations en vertu de la CNURDE.

La délivrance de PST permettrait aux personnes à charge des personnes protégées de résider au Canada pendant une période significative, d’obtenir des permis de travail et d’études, et d’avoir accès à la couverture provinciale de soins de santé.

Les implications financières pour IRCC seraient minimales, car les PST sont dispensés de frais pour les personnes dont la demande de RP est en cours. Toutefois, ils allégeraient la pression sur les ressources de la Cour fédérale et du ministère de la Justice.

D’un point de vue opérationnel, la voie proposée pour les personnes à charge des personnes protégées présente un risque minimal pour l’application de la LIPR puisque les personnes à charge des personnes protégées au Canada bénéficient déjà de règles d’interdiction de territoire plus souples et sont pratiquement assurées d’obtenir le statut de résident permanent. Les demandes de PST exigent des renseignements dont dispose déjà IRCC dans des demandes en cours. Les PST pourraient donc être délivrés dans le cadre d’une procédure existante de RP ou d’une voie simplifiée annoncée par le ministre par le biais d’instructions ministérielles.

Du point de vue de la justice et de l’équité, la voie proposée pour les personnes à charge des personnes protégées permettrait d’aligner les droits des demandeurs d’asile sur ceux des autres catégories de migrants. La voie proposée est similaire à l’engagement pris en mai 2023 d’accélérer le traitement des visas de visiteur et à la politique d’intérêt public temporaire permettant la délivrance de permis de travail ouverts pour les ressortissants étrangers présentant une demande au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada ou de la catégorie du regroupement familial. Cette politique d’intérêt public temporaire a joué un rôle important dans l’amélioration de l’intégration des époux et des conjoints de fait au Canada. Elle a permis aux époux et aux conjoints de fait de travailler au Canada pendant qu’IRCC traitait leur demande de résidence permanente dans le cadre du parrainage d’un époux ou conjoint de fait, ce qui prend environ 9 mois (ou environ 25 mois pour les cas basés au Québec). La délivrance de permis de travail ouverts aux époux ou conjoints des demandeurs de RP reconnaît que « le travail des époux, conjoints de fait et partenaires conjugaux parrainés, et des membres de leur famille, crée des avantages sociaux et économiques pour les citoyens canadiens et les résidents permanents ». Elle permet aux époux et aux conjoints de fait de commencer leur intégration à l’économie et la société canadiennes avant que leur demande de résidence permanente ne soit finalisée.

Conclusion

Nous croyons que la mise en place d’une voie unique pour que des PST soient délivrés aux personnes à charge des personnes protégées est une manière accessible, équitable et rentable d’atteindre les objectifs de la LIPR et de contribuer à la mise en œuvre des obligations internationales du Canada en matière de droit de l’enfant. Les sections de l’ABC et le CCR seraient ravis de discuter du mécanisme proposé avec vous et votre équipe d’exécution des programmes de votre département.

Sincèrement,


Gabriela Ramo                        
Présidente, Section du droit de l’immigration        

Caterina Tempesta
Présidente, Section du droit de l’enfant et de la jeunesse

Diana Gallego
Présidente du CCR